Évaluer les risques d’une récession
À mesure que les discussions de récession prennent de l’ampleur, sommes-nous en mesure de déterminer si nous nous dirigeons vers un atterrissage en douceur ou un atterrissage brutal? Fred Demers, directeur général et stratège en placement de l’équipe Solutions d’investissement multiactif, répond à ces préoccupations et fait part de ses perspectives et stratégies macroéconomiques.
Septembre 2022
Principaux points à retenir
- Les banques centrales ne voient aucune raison de suspendre les hausses de taux, car le nombre d’emplois vacants dépasse 1 million au Canada et 10 millions aux États-Unis.
- Le ralentissement a surtout touché les dépenses discrétionnaires et le logement.
- Comparaison des données économiques actuelles à celles des années 1970 et adoption d’un positionnement défensif du portefeuille afin de maximiser la préservation du capital.
Pour lutter contre l’inflation, les banques centrales doivent souvent ralentir l’économie. Compte tenu des récents commentaires de la Réserve fédérale américaine et de la Banque du Canada, quelle est l’ampleur des difficultés économiques auxquelles les investisseurs devraient s’attendre?
FD Pour le moment, il est trop tôt pour le savoir. À notre avis, l’état du marché du travail constituera un indicateur clé. En raison des pénuries actuelles de main-d’œuvre, nous croyons que la situation sera moins pénible qu’en 2008 et que lors d’une récession typique. Toutefois, le taux de chômage augmentera probablement d’un à deux points de pourcentage au cours de la prochaine année au Canada et aux États-Unis. En dépit des conséquences négatives pour certaines personnes, le taux de chômage demeurerait malgré tout à un niveau historiquement bas. Qu’est-ce que cela signifie dans l’ensemble? Je dirais que le marché du travail possède une marge de manœuvre favorable en cas de récession. Elle n’a rien de nouveau : cette marge existait avant l’ère de la COVID-19 et elle a augmenté depuis. Par exemple, plus d’un million de postes étaient vacants en juin au Canada et plus de 10 millions aux États-Unis, soit deux fois plus qu’avant la pandémie. Il manque encore beaucoup de gens sur le marché du travail, et plusieurs industries ont de la difficulté à retenir leurs employés et à en attirer de nouveaux, ce qui entraîne une pression à la hausse sur les salaires. Les banques centrales vont donc devoir constater davantage de difficultés économiques et une baisse dramatique du nombre d’emplois offerts avant de réduire les hausses de taux.
Nous avons constaté une réduction de l’inflation, mais certaines des plus grandes préoccupations du marché ont persisté, comme la guerre en Ukraine, les perturbations continues des chaînes d’approvisionnement et les pressions sur les prix intérieurs. Compte tenu des indicateurs contradictoires, quelle est la probabilité d’un atterrissage en douceur ou d’un atterrissage brutal?
FD Compte tenu des perspectives du marché du travail, je pencherais pour un type d’atterrissage plus en douceur, mais ce point de vue comprend une certaine dose d’optimisme. De nombreux ménages se plaignent que les salaires ne suivent pas l’inflation. Ils voient leur patrimoine sous pression en ce qui concerne les actions, les titres à revenu fixe et, maintenant, l’actif immobilier. Dans bien des cas, les ménages demeurent dans une bonne situation par rapport à 2020. Toutefois, compte tenu de l’ampleur de la hausse des prix, les gains de patrimoine sont en train de dégringoler, ce qui va peser sur les perspectives des consommateurs. L’effet sur le revenu est également très important. Même si les ménages conservent leurs salaires, l’inflation nuit souvent aux dépenses importantes. Pensons par exemple à une rénovation domiciliaire et aux divers appareils utilisés lors celle-ci. En ce moment, les gens réduisent les dépenses pour ce type de grand projet, ainsi que pour les voyages et les loisirs. Mais nous avons évidemment tous besoin d’un toit et de nourriture. Nous assistons donc à une « récession des dépenses discrétionnaires », surtout pour les ménages à plus faible revenu.
À l’étranger, les prix de l’énergie devraient augmenter à l’approche de l’hiver. Si la Russie coupe l’approvisionnement et que la crise s’aggrave, l’Europe sera-t-elle la première à basculer en récession?
FD Probablement que oui. La situation est très alarmante. Les prix de l’énergie en Europe montent déjà en flèche et des mesures de protection commencent à être mises en place, mais je pense que le pire est encore à venir. Dans les secteurs à forte consommation d’énergie, comme le secteur manufacturier, nous assisterons probablement à des fermetures de certaines activités ou à une réduction des capacités de production. Et en ce qui concerne les attentes du public, les autorités viennent tout juste de commencer à le préparer aux difficultés à venir. Les prix de l’énergie devraient augmenter dans l’avenir, puisque la demande augmentera parallèlement aux baisses de température et que l’offre continuera de diminuer. Récemment, Gazprom, l’une des principales sociétés énergétiques russes, a réduit davantage les flux de son gazoduc Nordstream. Les volumes sont faibles par rapport à avant l’invasion et continuent de baisser. En réalité, il pourrait y avoir un arrêt complet de l’approvisionnement en énergie de la Russie vers l’Ukraine. Ainsi, même si le conflit demeure très local, l’impact économique est désormais mondial, avec l’Europe au premier plan.
Lorsque vous examinez ces données, trouvez-vous des similitudes à d’anciennes situations économiques? Et ont-elles entraîné une récession?
FD Quand vous pensez à l’inflation, l’exemple le plus proche est celui des années 1970. La grande différence se trouve sur le plan des données démographiques. La population d’aujourd’hui vieillit, ce qui n’est pas aussi inflationniste que dans les années 1970, alors que les baby-boomers gravissaient les échelons dans les entreprises et demandaient des salaires plus élevés chaque année. On y voit toutefois des similitudes dans le secteur de l’énergie. En 1973, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) a décrété un embargo contre les États-Unis. Un autre a été déclaré contre la Russie. Je dirais aussi que le rythme de la transition énergétique ressemble à l’imposition d’un autre type d’embargo sur les perspectives énergétiques. Bien que la lutte contre les changements climatiques constitue une grande priorité, nous disons aux entreprises que d’ici 2030 ou 2035, il n’y aura plus de moteurs à combustion interne. Nous leur disons que nous voulons une transition complète. Toutefois, au premier signe d’une pénurie de l’offre, nous faisons volte-face et leur demandons : « Pouvez-vous pomper plus de pétrole, s’il vous plaît? ». Bien sûr qu’ils refuseront. Cette politique crée un stress supplémentaire sur l’approvisionnement en énergie. Je pense aussi qu’il y a un manque de volonté de s’endetter pour soutenir les perspectives économiques. Cela dit, nous n’aurions probablement pas besoin de beaucoup de stimulus pour minimiser les dégâts, contrairement à ce qui s’est produit dans les années 1970. En fin de compte, chaque cycle est unique.
Le marché canadien de l’habitation vient d’amorcer une correction, que certains surnomment une « récession du secteur de l’habitation ». Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?
FD Pour les investisseurs, la plus grande préoccupation est de savoir comment les faiblesses du marché de l’habitation s’intègrent dans le tableau d’ensemble des taux d’intérêt et de la confiance des consommateurs. Après tout, la baisse des prix fait partie du plan des banques centrales, et le secteur de l’habitation se comporte comme prévu dans un contexte de hausse des taux. Au cours du premier semestre, nous avons été témoins d’une grève de la part des acheteurs, alors que les gens ont prudemment réévalué les perspectives du marché de l’habitation. Cette situation a eu une incidence négative sur les prix, les faisant baisser par rapport à leur sommet atteint plus tôt cette année. Maintenant, les taux hypothécaires sont en hausse, ce qui signifie que le calcul mensuel pour l’achat d’une propriété a augmenté — il y a quand même une différence entre un taux d’intérêt de 4 % et un prêt hypothécaire à 2 %. Mais nous avons tous besoin d’un toit et de nourriture. Et si on regarde la démographie et le flux d’immigration au Canada, ils demeurent extrêmement positifs.
La deuxième étape dépend de la santé continue du marché du travail. Pour revenir à l’idée d’une « récession des dépenses discrétionnaires », les gens vont sacrifier leur sortie au cinéma afin de couvrir leurs versements hypothécaires et d’autres dépenses essentielles. Mais si les pertes d’emploi se multiplient, on verra plus de liquidations sur le marché et le cycle pourrait devenir de plus en plus vicieux. Évidemment, nous surveillons de près ce secteur, mais, en fin de compte, la vision centrale dépend de la situation de l’emploi et des nouvelles de mises à pied. Les médias en parlent souvent, mais la réalité est que les pertes d’emplois sont encore très légères dans l’ensemble. D’après nos observations, il faudra faire preuve de modération dans les perspectives au cours des 18 prochains mois.
Vous avez dit précédemment que le moment était venu de penser à une récession. Pouvez-vous nous donner plus de détails et expliquer votre position?
FD Dans notre évaluation initiale de l’invasion de l’Ukraine, nous pensions que la guerre serait de courte durée et beaucoup d’autres pensaient la même chose. Évidemment, ce n’est pas exactement ce qui s’est passé. Aujourd’hui, le conflit économique est énorme et les effets d’entraînement sont considérables. Pour cette raison, nous avons revu nos perspectives à la baisse. Et il y a beaucoup de questions au sujet de la situation actuelle. Toutefois, la direction a été claire, et nous avons vu notre portefeuille délaisser une surpondération assez importante en actions par rapport aux obligations au début de l’année. Nous affichons maintenant une sous-pondération légère à modérée en actions. Puisque nous sommes d’avis que les hausses des taux ne sont pas terminées, nous sommes également sous-pondérés en titres à revenu fixe et considérablement surpondérés en liquidités dans la présente conjoncture. Notre approche se concentre sur la préservation maximale du capital. Pourrions-nous être encore plus défensifs? Oui, mais à mon avis, il faut plusieurs mois pour qu’une récession se déroule complètement. L’incertitude est notable, non seulement lorsque vous entrez en récession, mais même lorsque vous en sortez. À mesure que la situation s’envenime et que la récession s’écourte, les obligations et la duration des taux d’intérêt devraient devenir plus attrayantes. Nous n’en sommes toutefois pas encore rendus à ce point.
Nous demandons souvent à nos stratèges de placement de nous suggérer un livre ou un balado qui plaira à notre auditoire de conseillers. Que lisez-vous ou écoutez-vous ces derniers temps?
FD Je trouve les classiques fascinants. Je lis actuellement Leadership : Six Studies in World Strategy (Leadership : Six études sur la stratégie mondiale) par Henry Kissinger, un livre sur les valeurs et les aspirations des dirigeants. Quand vous essayez de comprendre la géopolitique, vous réalisez qu’il s’agit généralement d’une facette plus subtile de la politique, mais je pense qu’il s’agit d’un livre pratique quand on veut comprendre les plans ou les objectifs de ces dirigeants. Souvent, sur les marchés, nous sommes coincés dans des analyses à court terme, qui consistent à comprendre l’évolution d’aujourd’hui ou de demain, en perdant parfois de vue la perspective à long terme. Kissinger a ses préjugés, mais le livre fournit un bon contexte sur la mondialisation et sur la façon dont les dirigeants qui possèdent une vision à long terme dictent les politiques.
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